Medhi Narjissi, un an après Ép. 1/4 

Disparition de Medhi Narjissi : un drame et des responsabilités, que s’est-il vraiment passé sur Dias Beach ?

SérieÉpisode 1Le 7 août 2024, vers 15h15, le jeune rugbyman de l’équipe de France des moins de 18 ans est emporté par l’océan lors d’une séance de récupération en eau froide sur une plage dangereuse, en Afrique du Sud. La conséquence de nombreuses négligences et de l’inconscience des encadrants.

Par Ludovic Ninet, envoyé spécial au Cap (Afrique du Sud)

Le 6 août 2025 à 12h00, modifié le 8 août 2025 à 19h06

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Medhi Narjissi, 17 ans, a disparu le 7 août 2024 en Afrique du Sud, emporté par l'océan lors d'une séance de récupération sur la plage de Dias Beach. Le Parisien DA-DR; Presse Sports; Maxppp/Nicolas Niedergand; AFP/Rodger Bosch
Medhi Narjissi, 17 ans, a disparu le 7 août 2024 en Afrique du Sud, emporté par l'océan lors d'une séance de récupération sur la plage de Dias Beach. Le Parisien DA-DR; Presse Sports; Maxppp/Nicolas Niedergand; AFP/Rodger Bosch

Notre série « Medhi Narjissi, un an après »

Le 7 août 2024, le jeune rugbyman était emporté par l’océan lors d’une séance de récupération de l’équipe de France des moins de 18 ans sur une plage d’Afrique du Sud. À partir d’éléments de la procédure et des rapports d’enquête de la FFR et de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) que nous avons pu consulter, ainsi que de nombreux témoignages, y compris de personnes présentes sur cette plage dangereuse ce jour-là, Le Parisien-Aujourd’hui en France tente de reconstituer le déroulé des faits et d’y voir plus clair sur les responsabilités dans cette disparition.

  1. Que s’est-il passé sur Dias Beach ?
  2. Le dur combat d’une famille endeuillée et bafouée
  3. Dans les pas de la famille Narjissi en Afrique du Sud
  4. Les traumatisés de Dias Beach

Il est 17h59, le mercredi 7 août 2024, quand le téléphone portable de Jalil Narjissi sonne, affichant sur WhatsApp un appel de Florian Grill, président de la Fédération française de rugby (FFR). À l’instant de cet appel, Jalil regarde sur une application dédiée les images du match que son fils Medhi a joué la veille contre une équipe de l’université du Cap.

Medhi est parti quelques jours plus tôt avec l’équipe de France des moins de 18 ans (U18) disputer un tournoi en Afrique du Sud. Devant son écran, Jalil est enthousiasmé par la performance de son enfant, il répète à Valérie, la mère de Medhi : « Viens voir les belles actions de ton fils », leur enfant de 17 ans qu’ils ont laissé partir pour la première fois aussi loin d’eux et pour aussi longtemps.



Au téléphone, la communication s’établit. Florian Grill parle. En un instant, le monde de Jalil et Valérie s’écroule. Medhi a disparu en mer. Et Jalil ne comprend rien à ce que lui raconte le président, cette histoire de séance de récupération sur une plage pendant la journée off… Pourquoi une plage, quelle plage ? Et déjà Valérie hurle en se cognant la tête contre les murs. Jalil, lui, est pris de haut-le-cœur.

« Il y a quand même la mort d’un adolescent »

Pendant ce temps, au Cap, un hélicoptère survole la zone, que des bateaux sillonnent. Mais Medhi ne sera jamais retrouvé. Pour les Narjissi, Jalil, Valérie et Inès, la sœur aînée de Medhi, c’est instantanément la fin d’un temps et, déjà, le début d’un autre, cauchemardesque, fait de douleur, d’un vide incommensurable, et de lutte. De lutte ? Pour survivre. Pour savoir surtout. Savoir ce qu’il s’est réellement passé le 7 août 2024 en début d’après-midi sur la plage de Dias Beach, au Cap de Bonne-Espérance, où un mineur confié aux bons soins d’une équipe d’encadrants diplômés pour représenter son pays a perdu la vie.

Un an après, Jalil, Valérie et Inès ne savent toujours pas. Pas clairement, en tout cas. Et c’est cela qui les tue eux aussi, à petit feu. Comment des acteurs de ce drame, des témoins de cette catastrophe, des responsables et des élus parmi les plus haut placés peuvent-ils ne pas tout dire ? « Il y a quand même la mort d’un adolescent », martèlent-ils, écœurés, comme le dit Valérie, par l’espèce humaine.

Ces hommes cherchent à sauver leur peau, dit une source proche du dossier. À ce jour, deux d’entre eux, le manager de cette équipe de France U18, Stéphane Cambos, et le préparateur physique, Robin Ladauge, ont été mis en examen pour homicide involontaire par le juge d’instruction en charge de l’enquête débutée le 28 août 2024 (ils ont par ailleurs été suspendus à titre conservatoire en août 2024 par le ministère des Sports dont ils dépendent). Ils risquent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende, selon l’article 221-6 du Code pénal.

Ils sont, selon les enquêteurs, les deux principaux responsables de la catastrophe — bien que Cambos tente depuis des mois, en s’appuyant sur un récit évolutif peu corroboré par les autres témoignages, de convaincre qu’il était défavorable à la séance et que Ladauge lui a désobéi. La confrontation entre les deux hommes, le 24 juin, n’a pas permis le moindre rapprochement. Sollicités, ils n’ont pas souhaité réagir officiellement.



Mais pour Jalil et Valérie Narjissi, deux, ce n’est pas suffisant. « Le voyagiste, qui aurait dû s’opposer à la séance, et tous les autres encadrants, insistent-ils, qui, depuis un an, ont poursuivi leur activité d’encadrement, ont leur part de responsabilité », tout autant que les maillons de la chaîne hiérarchique de la FFR remontant jusqu’à Florian Grill (lire communiqué de la Fédération ci-dessous).

Les encadrants se rejettent la responsabilité

Est-ce à cause des risques d’une peine encourue aussi sévère que les versions diffèrent ? Que certaines ont changé au fil de l’enquête ? Que les uns tentent de se défausser sur les autres ? Pour mieux comprendre les événements, il faut revenir au début de cette journée.

Le 7 août 2024, à 8h14, un message tombe sur le groupe WhatsApp de l’équipe de France U18. Ce groupe réunit les 28 joueurs, tous mineurs, les douze membres du staff, le voyagiste local qui gère le séjour, et, restés en France, la team manager et le manager France jeunes. Sur ce groupe, des informations circulent concernant le quotidien et les activités sportives. À 8h14, donc, le préparateur physique Robin Ladauge annonce :

« Obligation de faire un bain froid aujourd’hui. 2 options s’offrent à vous :

1) bain froid sur la plage du cap de Bonne Espérance - attention petite descente d’une centaine de marches pour y descendre. Prévoir serviette et maillot de bain.

2) bain froid en rentrant à l’hôtel vers 17h. »

La mention des marches, 210 précisément, est importante. Elle désigne précisément la plage de Dias Beach, que connaissent au moins le prestataire, Frédéric Plachesi, un Français établi en Afrique du Sud depuis des années qui, a priori, ne peut en ignorer le danger, le médecin Pascal Pradier, déjà venu là six fois sans jamais avoir à l’esprit que ce pouvait être dangereux. D’autres, comme Brandon Fajardo, Aurélien Béco ou Laurent Giry, entraîneurs des U18 depuis 2023, ou Cédric Laborde, le manager France jeunes resté en France, ex-manager des U18, ont aussi déjà visité le site. Eux comme tous les autres membres du staff ont vu le message au plus tard en milieu de matinée.

Après la visite du phare du Cap de Bonne-Espérance, en début d’après-midi, pendant laquelle Ladauge a testé la mer et considéré qu’elle était praticable selon lui, reconnaîtra-t-il devant le juge, « un risque acceptable », l’équipe, qui s’est éparpillée sur le chemin de randonnée longeant la falaise, descend sur la plage par petits groupes. Le soleil brille, l’eau est froide mais la température douce, une quinzaine de degrés. À plusieurs dizaines de mètres du bord, les vagues cassent bruyamment.

« On se plaquait dans l’eau, on rigolait »

Les jeunes, pas tous convaincus au départ, se laissent vite tenter. Ladauge est à l’eau en combinaison de surf et muni d’une bouée rescue récupérée sur la plage. Les joueurs le rejoignent à leur rythme, en fonction du moment où ils arrivent sur la plage, eau jusqu’à la taille leur dit-on, il faut rester dans la mousse. Un deuxième encadrant vient former un périmètre de sécurité avec Ladauge, entre les vagues et les joueurs, c’est Axel Dupont, le sport scientist, titulaire d’un diplôme de maître nageur sauveteur qui n’est plus actif.

Les adultes demandent rapidement aux joueurs de se décaler vers la gauche en regardant la mer car un courant parallèle à celle-ci a tendance à les déporter vers les rochers, à droite. D’autres encadrants vont à l’eau, entrent, sortent. Tous diront qu’ils ne leur a pas été expressément demandé d’encadrer la séance. Ils le font, plus ou moins.

Certaines photos versées à la procédure montrent un amas de joueurs rassemblés et, autour, quelques individus éparpillés, parfois même très excentrés, loin des adultes. Sur d’autres clichés, on voit des joueurs à proximité des rouleaux, de l’eau à la poitrine. Sur l’une, on voit en arrière-plan d’un petit groupe photographié hors de l’eau sur un rocher un individu en combinaison, a priori Ladauge, avancer vers le large, vers un joueur isolé.

Sous couvert d’anonymat, un des joueurs nous dit aujourd’hui : « On se plaquait dans l’eau, on rigolait, c’était plus un moment partagé dans la bonne humeur pour finir la journée sur une bonne note qu’une séance de récupération. »

Une grande inconscience

Sur la plage, d’après certains témoignages et parfois les leurs, des encadrants papotent, se prennent en photo. Aucun, ils le disent tous, n’est inquiet. L’un d’eux précise même, lorsqu’il est interrogé par l’IGESR : « J’ai demandé à Stéphane (Cambos) s’il y avait du danger, il me dit que non car les vagues sont loin. » Cambos a été pendant quatorze ans chargé du contrôle des écoles de surf de certaines plages des Landes et a lui-même déclaré lors de son audition par la FFR n’avoir observé aucun danger manifeste.

Ce qui ressort aujourd’hui du dossier, malgré les consignes que l’ensemble des joueurs dit avoir entendues, malgré une certaine vigilance des encadrants, Ladauge et Dupont ayant reconnu avoir fait revenir dans le périmètre un ou deux joueurs qui en étaient sortis, c’est une grande inconscience.

Inconscience du danger. Dias Beach est une plage notoirement dangereuse où, nous l’ont répété plusieurs sources locales, on se promène, on se trempe éventuellement les pieds, mais, à l’exception de quelques surfeurs aguerris, jamais on n’entre dans l’eau.

Inconscience des exigences pour assurer la sécurité d’un groupe de mineurs aussi nombreux (25 enfants sont allés à l’eau, dont les aptitudes de nage n’étaient pas connues), adolescents qui par ailleurs risquaient de vouloir batifoler, de se confronter aux vagues et, selon certains témoignages, l’ont fait.

Inconscience des capacités de sauvetage requises dans une telle mer où sévissent, comme en avertit un large panneau que personne dit n’avoir vu - ce qui paraît inconcevable quand on visite les lieux -, des courants d’arrachement ressemblant aux baïnes qu’on connaît dans les Landes.

Les panneaux avertissant du danger sur le chemin menant à Dias Beach. AFP/Rodger Bosch
Les panneaux avertissant du danger sur le chemin menant à Dias Beach. AFP/Rodger Bosch

Inconscience, enfin, du niveau de risque pris par rapport au bénéfice supposé, pour des mineurs pratiquant le rugby. Comme l’a dit un président de Top 14 interrogé par l’IGESR : « On n’entraîne pas des GI, on n’a pas besoin de conditions extrêmes. » Le seul fait de donner des consignes de sécurité aurait dû servir de signal d’alarme. D’après nos informations, une touriste française a même averti des membres du staff qu’il ne fallait pas se baigner à cet endroit. « Ne vous inquiétez pas, on sait ce qu’on fait », lui aurait-on répondu.

À 15h15, selon le rapport météo officiel du 7 août 2024, les vagues mesuraient entre 3 et 4 m, la fréquence de la houle était de 5 à 6 secondes, le vent soufflait à 25 km/h avec des rafales à 35.

Soudain, c’est l’affolement

Après un quart d’heure d’ébats, cinq minutes de rab dans l’eau sont accordées à la demande des joueurs. Les témoignages, alors, divergent. Medhi aurait rejoint un des joueurs, très grand, vers les vagues ou bien il en aurait rejoint trois autres et ce petit groupe serait sorti du périmètre en échappant à la vigilance de Ladauge et Dupont.

C’est à cet instant aussi que Cambos entre dans l’eau et plaque Ladauge. Plutôt guilleret, selon certains, dont Ladauge qui affirme avoir expliqué à son manager que lui ne s’amusait pas. Cambos, qui a initialement déclaré aux policiers sud-africains avoir enlevé sa chemise, être entré dans l’eau sans mentionner le plaquage et y entendre Ladauge dire aux garçons de sortir, dira quelques mois plus tard être allé à l’eau pour mettre un coup d’épaule au préparateur physique afin de lui signifier son mécontentement que la séance ait eu lieu sans son aval… Étrange.

Mais soudain, c’est l’affolement, tout le monde demande où est Medhi. Là-bas, une tête apparaît, à plusieurs dizaines de mètres, vingt, peut-être trente. Medhi dérive dans un courant qui l’emporte vers la droite de la plage et surtout vers le large, au-delà de la cassure des vagues. Personne n’avait envisagé que le courant parallèle à la plage prenait ensuite cette direction. Ladauge et Dupont se regardent, Dupont reconnaîtra avoir été figé. Ils considèrent que rejoindre Medhi à la nage est trop dangereux, ce que leur dira aussi un des entraîneurs, depuis le bord.



Ladauge réfléchit alors à utiliser la bouée et c’est là qu’Oscar Boutez, un des joueurs, se lance. Il est bon nageur, rejoint vite Medhi, le met sur son dos, mais Medhi est épuisé, par l’effort et la panique. À la troisième vague qui les recouvre et les entraîne vers le fond, la troisième en une quinzaine de secondes si l’on suit le rapport météo, il lâche. Bientôt, on ne le verra plus.

Le bus démarre, un siège vide, définitivement vide

Oscar, lui, peine à rentrer, il mettra vingt minutes à s’en remettre, allongé sur la plage, et s’endormira d’épuisement dans le bus. Sur la plage, les encadrants ont couru dans un sens et dans un autre pour tenter de voir, empêcher d’autres adolescents d’aller à l’eau ou de se blesser sur les rochers qu’ils sont nombreux à avoir escaladé pour apercevoir le plus longtemps possible leur copain. Cambos, lui, a monté les marches en courant pour rejoindre le bus et avertir les secours, le parking étant le seul endroit où le réseau passe. Il y a retrouvé le voyagiste, qui avait préféré méditer sur un rocher plutôt que de descendre sur la plage, et qui livrera à la FFR puis à l’IGESR deux versions différentes des évènements.

Au-delà de la ligne des vagues, on ne voit plus que le bleu de l’eau et le blanc de l’écume. Sur le sable, c’est la sidération. Certains s’effondrent. S’assoient, pleurent. Personne ne parle. Quelques-uns ramassent leurs affaires. De petits groupes se forment pour remonter au bus, où petit à petit l’équipe moins l’un de ses membres va se reconstituer dans un silence de plomb, un silence de mort dira un encadrant.

Les derniers n’arrivent pas à quitter la plage. Puis, quand ils l’ont enfin quittée et remonté les marches, ils ne parviennent pas à lâcher la mer du regard. Mais il faut partir. Un hélicoptère et deux bateaux de sauvetage sont arrivés, des ambulances aussi, qui ne serviront à rien. Dans le car, un des entraîneurs demande aux joueurs s’ils ont déjà parlé de ce qui vient de se passer à l’extérieur du groupe. Un ou deux adolescents, pas plus, ont appelé leur famille. Il faudra attendre l’hôtel pour que d’autres mots d’adultes soient prononcés.

Le bus démarre, un siège vide. Définitivement vide. Et quand le véhicule reprend la direction de l’Ouest, vers la ville du Cap, tous les joueurs passent sur la rangée de sièges de gauche pour regarder l’océan. Le téléphone de Jalil Narjissi est sur le point de sonner.

« Une faute d’avoir laissé les joueurs aller à l’eau »

Sollicitée sur le drame et sa gestion, la FFR nous a fait parvenir le communiqué suivant :

« Nous ne souhaitons entretenir aucune polémique avec la famille Narjissi dont nous comprenons et respectons la colère. Perdre un enfant dans ces circonstances est une souffrance absolue et leur besoin d’établir les responsabilités de ce drame sont plus que légitimes.

La justice est saisie et c’est à elle seule de statuer, sans pression, ni instrumentalisation. La FFR ne souhaite donc pas alimenter un procès médiatique et commenter la position des personnes mises en examen.

En revanche, elle n’accepte pas que des contrevérités circulent, leur seul objectif étant de nuire à la réputation de son président et de ses équipes. La FFR a reconnu des défaillances organisationnelles mais aucune n’a le moindre lien avec les causes de l’accident.

Cette baignade n’était pas prévue, elle n’aurait jamais dû avoir lieu et c’est donc une faute d’avoir laissé les joueurs aller à l’eau. Cette faute n’est pas imputable à des personnels relevant de la FFR et encore moins à son président qui n’a jamais été informé de cette initiative.

La Fédération n’est pas en mise en examen et se tient à la disposition de la justice pour continuer d’apporter toute sa contribution à la manifestation de la vérité.

Avant même la publication du rapport de l’IGESR, des évolutions ont été mises en œuvre pour l’encadrement des jeunes, notamment :

  • La systématisation de la déclaration d’accueil collectif de mineurs sur la plateforme TAM (ministère). 
  • La création d’un livret type de déplacement, pour les familles et les joueurs. 
  • La mise en place d’un dossier administratif structuré pour recueillir les infos auprès des familles ». 

La volonté de FFR est claire : respecter la douleur de la famille, assumer ses responsabilités par le travail de la justice et tirer les enseignements de ce drame.