Kilogramme, mètre ou seconde : plongée dans l’intrigant bunker parisien qui protège nos unités de mesure
LE PARISIEN WEEK-END. Méconnu, le Laboratoire national de métrologie et d’essais, à Paris, assure une mission essentielle à notre quotidien : il est le gardien de nos unités de mesure afin que celles-ci aient la même valeur partout et tout le temps.
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C’est un intrigant bâtiment aux airs de paquebot, amarré dans le XVe arrondissement parisien. Les passants qui circulent sur le trottoir n’imaginent pas ce qui se trame derrière ses fenêtres alignées en rangs parfaits et son imposante façade néoclassique, qui capte joliment la lumière dorée de la fin de journée. Une discrète plaque de cuivre indique : « LNE - Laboratoire national de métrologie et d’essais ».
Passé les portiques de contrôle, on découvre un splendide décor Art déco qui paraît figé dans le temps avec ses marbres, son mobilier rétro et son majestueux escalier. Le plus étonnant se trouve dans les sous-sols. Là, serpentent 600 mètres de galeries et couloirs de béton éclairés par une lumière blafarde. Ils desservent une enfilade de laboratoires bardés d’outils et machines high-tech tout droit sortis d’un film de science-fiction.
Pas étonnant que Luc Besson ait choisi d’y tourner une scène de son film « Anna », sorti en 2019 : l’enlèvement musclé d’un scientifique. Le long-métrage offrait alors une mise en lumière inhabituelle du LNE, qui a toujours œuvré dans l’ombre. Fondée en 1901, cette institution méconnue a pourtant une importance capitale dans notre quotidien. Car c’est elle qui procède aux essais de produits en tout genre, des canapés aux éthylotests, en passant par les emballages alimentaires, avant leur mise sur le marché.

Mais elle est surtout la gardienne des unités de mesure. Une mission essentielle pour garantir le bon fonctionnement des balances de supermarché ou des radars de la police nationale, le dosage exact de nos médicaments ou la précision de nos GPS. Le mystérieux organisme emploie un millier de collaborateurs à travers le monde, répartis sur dix sites, en France, mais aussi à Washington ou Hong Kong.
Le siège parisien abrite le kilogramme et le mètre qui servent de référence, couvés précieusement par les chercheurs. « Nous devons garantir leur fiabilité, à la fois dans l’espace et dans le temps », explique le directeur général, Thomas Grenon, polytechnicien et ingénieur des Mines.
Le système métrique, adopté après la Révolution française dans un souci d’équité
« Il faut s’assurer que le kilogramme a la même valeur à Paris et à New York, aujourd’hui comme demain. Cela peut paraître évident pour le grand public, parce que le système fonctionne sans qu’on ait besoin de l’interroger mais, en coulisses, le travail de la métrologie (la science des mesures) est fondamental. » Ceux qui pensaient que nos unités de mesure étaient intrinsèquement figées et définitivement acquises en seront pour leurs frais. Le LNE travaille chaque jour à les affiner.
Pour mieux comprendre ce raisonnement, qui peut paraître abstrait, il faut pousser l’exploration jusqu’à une salle blanche appelée « Salle des masses ». Sa position souterraine lui épargne les micro-vibrations du périphérique et du tramway voisins, qui pourraient contrarier les mesures extrêmement précises qui y sont réalisées.

Quant à la température ambiante, elle ne doit pas varier de plus de 0,1 °C. Le visiteur pénètre dans ce lieu fascinant équipé d’une combinaison, d’une charlotte et de surchaussures, afin d’éviter d’introduire d’éventuelles particules de poussière. Une précaution essentielle, car c’est ici qu’est précieusement conservé le Prototype 35.
Il s’agit du kilogramme de référence pour toute la France – comme il en existe un, le grand K, référence internationale, conservé à Sèvres (Hauts-de-Seine). Ce cylindre de 39 millimètres de diamètre pour 39 millimètres de haut, conçu en 1889, se trouve au tout début d’une chaîne de pesages complexes, qui aboutit au calibrage parfait des pèse-légumes utilisés sur les marchés, par exemple, ou des instruments de mesure de l’industrie pharmaceutique.
Florian Beaudoux, ingénieur en métrologie mécanique, l’extirpe d’une armoire blindée. Protégé par une cloche de verre, il est composé d’un alliage de platine pur et d’iridium, des matériaux choisis pour leur durabilité à toute épreuve.

À l’origine, la valeur du kilogramme fut définie en 1795, lors de l’adoption du système métrique que la Révolution française avait appelé de ses vœux, dans un souci d’équité. « Il a alors été décidé qu’il équivaudrait à la masse d’un décimètre cube d’eau, distillée deux fois afin qu’elle soit pure, et portée à la température de 4 °C », indique le spécialiste, derrière ses lunettes rondes.
Avant cela, près de 800 unités de mesure cohabitaient en France, dont plusieurs pour les masses, parmi lesquelles la livre, qui n’avait pas la même valeur selon les provinces. Le poids d’un même sac de pommes de terre différait donc à Paris et à Marseille.
Dématérialiser les poids de référence, en les remplaçant par une mesure électrique
« À la suite de ce bouleversement, il a fallu trouver un moyen de matérialiser le kilogramme de manière plus simple, afin de le manipuler », poursuit Florian Beaudoux. Le fameux Prototype 35 a été façonné à cet effet, après que la Convention du mètre de 1875 a harmonisé le système métrique pour 17 pays – aujourd’hui, ils sont plus de 150 (sur 197) à utiliser ce système pour évaluer longueur et masse.
Les poids étalons de toutes tailles qui sont déclinés à partir de ce bon vieil artefact permettent de mesurer des masses allant de 100 microgrammes à 5 tonnes, en utilisant le principe de la balance de grand-mère, mais avec des comparateurs de poids extrêmement perfectionnés. « Nous évitons de manier trop souvent le prototype car, même en le saisissant avec une pince spéciale, on enlève des nano-morceaux, ce qui provoque une variation de sa masse », précise le spécialiste.

Pour parer à cette lente désagrégation, il a été décidé, en 2018, de remplacer l’antique objet par un élément non palpable, qui ne varie pas dans le temps. En l’occurrence, une constante définie par la physique quantique, qui est la même en tout point de la planète. Cela permet, par exemple, de s’affranchir des conditions environnementales pouvant influer sur les mesures, selon que celles-ci sont effectuées à Paris ou à Tokyo.
Le choix s’est porté sur la constante dite de Planck, sorte d’échelle universelle et immuable. D’ici cinq à dix ans, elle permettra de dématérialiser les poids de référence dans le monde entier, en les remplaçant par une mesure électrique. Celle-ci sera effectuée par une impressionnante machine de 2 mètres de haut aux airs d’engin spatial, la balance de Kibble. Sa précision, allant jusqu’à 0,000000001 gramme, ne la destine pas aux bouchers ou aux pâtissiers, mais constituera un atout précieux pour les chercheurs, industriels ou explorateurs de l’infiniment petit…
En poussant l’exploration plus loin dans le dédale souterrain du LNE, on découvre une salle aux murs blanc cassé, dont l’apparence banale dissimule le royaume d’une autre unité de mesure fondamentale. Sur de grandes tables en marbre, matériau privilégié pour sa résistance aux vibrations, des appareils sophistiqués font cheminer des rayons laser, qui passent à travers des loupes et rebondissent sur des miroirs selon des circuits complexes.

« Ces outils permettent notamment de vérifier la longueur des cales étalons que les industriels nous envoient », explique Jean-Pierre Wallerand, chef de projet en instrumentation laser. À savoir, des sortes de règles d’acier qui permettent notamment de calibrer les machines des usines. Leur longueur doit donc être connue de manière ultra-précise.
Si le laboratoire utilise le laser à cet effet, c’est parce que, depuis 1983, le mètre est défini à l’aide d’une constante de la nature : la vitesse de la lumière dans le vide. La longueur du trajet qu’elle parcourt pendant une durée de 1/299 792 458 seconde est celle, très exactement, du mètre.
« Nous hébergeons le kelvin, pour les températures, l’ampère, pour l’intensité électrique… »
Qu’il est loin, là encore, le temps des innombrables unités de mesure faisant jadis loi selon les régions, et même les métiers ! Elles étaient souvent empruntées au corps humain, tels le pied, le doigt, la palme, le pas ou encore la coudée.

Afin de mettre fin à cet éclatement, on établit en 1795, lors de l’instauration du système métrique en France, la longueur du mètre au « dix-millionième du quart du méridien terrestre ». En 1889, le fameux mètre est enfin matérialisé pour tout le pays par une barre composée, là encore, de platine et d’iridium.
Précieusement conservée, au creux d’un coffre en bois au LNE, elle est dotée d’une forme en X, qui la protège des effets de la dilatation. De nos jours, elle n’est plus du tout utilisée. Quelques étages plus haut, on veille sur une autre unité de mesure, la mole, qui permet de calculer la quantité de matière.
« Nous hébergeons aussi, dans nos laboratoires de Saint-Denis (Seine-Saint- Denis), le kelvin, qui permet de mesurer des températures, et la candela, pour l’intensité lumineuse, ainsi que, à Trappes (Yvelines), l’ampère, pour l’intensité électrique », détaille Thomas Grenon. Côté mesure du temps, la seconde, elle, se trouve à l’Observatoire de Paris, dans le XIVe arrondissement. On la « fabrique » avec une précision de 0,0000000000000001, à l’aide d’horloges atomiques, dans des sous-sols aux airs de bunkers.

« Nos travaux sont déterminants dans d’innombrables secteurs, explique Maguelonne Chambon, directrice recherche et développement au LNE. Il y a certes le quotidien, avec les smartphones, par exemple, dont les circuits électriques exigent désormais une précision au nanomètre, mais nous intervenons aussi auprès des hôpitaux et des laboratoires, afin de mettre en place des techniques de détection et des mesures de biomarqueurs, qui permettront de déceler plus précocement des maladies neurodégénératives ou cardiovasculaires. » Dehors, les passants continuent de trotter, indifférents à l’imposant bâtiment. Ah, s’ils savaient !


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