Épisode 2
La légende de « Chinois marrant » : « Bun Hay Mean avait tout pour devenir le prochain Jamel »
La légende de « Chinois Marrant » Ép. 1/3
Par Grégory Plouviez
Le 24 juillet 2025 à 10h00, modifié le 26 juillet 2025 à 10h54

Le train va partir. Bun Hay Mean n’est pas en avance — il ne l’est jamais. Son bagage est mince : il ne monte pas à la capitale avec malles et valises à ras bord, mais avec quelques sacs et surtout des rêves plein les poches, lui qui a goûté l’impro et le rire dès 14 ans comme on découvre la liberté. Les portes se referment, les wagons s’ébrouent. Son existence a pris un virage définitif en cet hiver 2005-2006.
Il y a l’histoire et la légende. Les dates, les chiffres, les faits que recense scrupuleusement l’administration. Et, chez certains, ce vent de folie qui transforme une vie en pages de roman, en scénario de film, en aventures de manga. L’état civil est formel, l’histoire de l’humoriste Bun Hay Mean débute le 29 novembre 1981 à Lormont (Gironde) et se termine quarante-trois ans plus tard, le 10 juillet 2025, à la suite d’une chute mortelle de huit étages depuis le balcon de son appartement à Paris (XVIIe), à quelques heures de prendre un avion qui devait l’emmener se produire au Canada.
Mais la légende de celui qui se faisait surnommer « Chinois marrant » démarre, elle, à la faveur de ce TGV Bordeaux-Paris au mitan des années 2000. Lui dont le père faisait les « trois-huit » à l’usine de voitures Ford, à Blanquefort, ne le sait pas encore, mais ce voyage, c’est le début d’un « grand huit » qui mènera ce phénix vers la misère et le succès, des bas bien bas et des hauts très hauts, des trottoirs parisiens aux plus prestigieuses scènes de France ou au casting de luxe du dernier « Astérix ».
Début 2006, il a 24 ans quand il décide du jour au lendemain de tout plaquer, de laisser derrière lui son CDI tout frais d’ingénieur informatique, ses parents sino-cambodgiens venus en France pour fuir les Khmers rouges, ses quatre sœurs et frères, son cocon familial aimant où flotte l’odeur chérie du bœuf lôc lac et du porc au caramel de sa maman.
« J’étais effrayé de partir pour aller vers l’inconnu », dira-t-il. C’est une conversation avec sa meilleure amie, dans sa chambre, qui le pousse à mettre les voiles, à écouter son rêve de devenir comique. « Tu végètes ici alors que dans la chambre d’à côté il y a ton frère (tétraplégique) dans la même position que toi, dans un lit. Mais toi, tu peux te lever ! »
Un électrochoc. Le billet est acheté sur l’ordinateur dans la foulée. L’annonce faite aux parents dès le lendemain. Les larmes maternelles, fraternelles. Et cette injonction du père. « Je ne comprends pas ce que tu vas faire. Mais promets-moi d’être heureux. » Un sentiment de culpabilité d’un côté, un sacré mantra de l’autre. « Je pars avec ce bagage à Paris », rembobinera plus tard Bun Hay Mean.
Paris, en ce début d’année 2006 pour un apprenti stand-uppeur ? Le Far West. Jamel s’apprête dans quelques mois à lancer la nouvelle génération des Thomas Ngijol, Blanche Gardin et autres Fabrice Éboué, mais la discipline est balbutiante. Les comedy clubs n’ont pas encore poussé comme des champignons. Pour jouer, il faut ruser. Entre humoristes, on s’échange les bons plans sous le manteau, on se fait la courte échelle.
Les noms des bars, des restos qui dressent quelques planches en guise de tremplins pour jeunes comiques sonnent aujourd’hui comme des talismans pour les pionniers du stand-up à Paris. Il y a le Café Oscar, le Pranzo, le Chinchman. Les scènes ouvertes du Fieald au Théâtre Trévise. Et le Moloko.
Dans ce bar de Pigalle, à l’ambiance proche d’une boîte de strip-tease, il faut un sacré cran pour prendre son micro devant une cinquantaine de fêtards, un verre à la main. On est le 12 février 2006 et, messieurs-dames, faites un tonnerre d’applaudissements à Bun Hay Mean.

C’est sa toute première à Paris. Une date qui restera gravée dans sa mémoire — c’est aussi l’anniversaire d’un de ses neveux. Ce soir-là, sa première partie est assurée par un autre novice, qui deviendra également l’un des chefs de file du stand-up en France : Vérino. « Moi, j’étais arrivé en mode bon élève avec cinq minutes de blagues méga rodées, et lui, à l’arrache, mais tellement généreux », se souvient ce dernier.
L’improvisation ? « C’est ma façon de vivre, nous racontait Bun Hay Mean en 2021. Ce qui est prévu, j’aime pas. La première fois que j’ai fait de l’impro, au lycée, c’est là que j’ai eu le déclic. Je pouvais être marrant, créer une histoire, être vu autrement que comme le bon élève ou le Chinois du bahut. »
Ce 12 février 2006, spontané, solaire, Bun Hay fait des blagues sur ses origines, l’air du temps, la manie des Parisiens à franchir quatre à quatre les marches des escalators, comme si la rapidité ne leur suffisait pas. « Il avait déjà ce côté observateur social, à surligner l’absurdité d’un monde qui va trop vite », note Vérino. Son look de fine tige interpelle. « C’est incroyable, on a l’impression de voir une tête qui parle », murmure un spectateur.
PODCAST. Mort de Bun Hay Mean : il était une fois un prodige du stand up
La machine est lancée, les premiers sous tombent. Mais au compte-goutte. Son premier cachet ? 1,20 euro. Même pas de quoi se payer le métro. « J’ai demandé 20 centimes supplémentaires, l’organisatrice m’a donné 5 euros », se remémorait Bun Hay Mean quinze ans après.
C’est l’ère de la débrouille. « Une de mes techniques, c’était d’attendre au McDo que les gens partent. Et ceux qui oubliaient de débarrasser, j’étais là ! » Faire rire. Puis dormir dans la rue à Paris. Le Girondin vivra ce grand écart, sans le crier sur les toits, pendant des mois.
« Un ascenseur émotionnel » d’une violence parfois extrême. Comme ce jour où il est invité à se produire au Zénith de Paris pour une soirée « Rire contre le racisme », fait se gondoler 3 000 personnes et, une poignée d’heures plus tard, s’assoupit, seul, à l’arrêt d’un tram. « Pendant une heure, je suis visible, aimé, et pendant vingt-trois heures, je suis ghosté. Tu passes du mépris à l’amour. De l’amour au mépris. »
À cette époque, les opportunités s’arrachent au culot. Le Bordelais toque à la porte de Booder, 28 ans alors, pas encore star de télé d’aujourd’hui, mais comique ayant le vent en poupe, affichant complet dans la grande salle du Théâtre du Gymnase (Xe). « T’as un sketch de huit-dix minutes ? Bah vas-y ! » Et voilà Bun Hay Mean qui assure la première partie de son aîné, le soir même, devant 800 personnes.
« Je me rappellerai toute ma vie de sa première vanne, nous livre aujourd’hui Booder. Elle a mis tout le monde d’accord. Il faut se rappeler qu’à l’époque, il n’y avait aucun Français d’origine asiatique sur scène. Il monte et il dit : Un Chinois avec un micro ? Vous pensez que ça va être une soirée karaoké, hein ! Toute la salle rigole. Et moi, derrière le rideau, je me dis c’est bon… » L’humoriste d’origine marocaine l’emmène en tournée, en France, en Suisse.
Bun Hay Mean se promène toujours avec ses deux sacs à dos, dort parfois dans des loges, passe de canapé en canapé. Certains l’hébergent des mois entiers, comme le journaliste Mouloud Achour. « Ce type m’a aidé alors qu’il ne me connaissait pas », notera, reconnaissant, Bun Hay Mean qui, à son tour, logera chez lui de nombreuses personnes en détresse quand le succès frappera à sa porte.
Pour l’heure, à la fin de ces années 2000, l’heure n’est pas à l’opulence. « On a joué sur des parkings de fêtes foraines, à côté de merguez sur le barbecue, on a joué contre la pluie, on a joué pour des sushis, en prison dans le cadre de programmes culturels de réinsertion, on a joué un peu partout, en fait », résume Kyan Khojandi, qui a assuré de nombreuses dates à ses côtés.
Le futur créateur de la série « Bref » a débuté avec Bun Hay Mean, son « pied à l’étrier », qui lui a offert l’opportunité de faire ses premières parties au Moloko. « Il cartonnait bien, il avait de bonnes vannes, note Kyan Khojandi. Je me souviens d’un soir où il touche un peu d’argent, on était avec des amis : il a payé des burgers et milkshakes à tout monde, il n’avait plus rien. C’était Bun, ça. »
Généreux jusqu’au dernier centime et même au-delà. Avec, en bande-son, ce rire en cascade resté gravé dans la mémoire de tous ceux qui l’ont croisé. Kyan Khojandi, Bun Hay Mean et Kheiron — qui trouvera le surnom de Chinois marrant — formeront même un trio éphémère, spécialisé dans l’impro. « Pour trois mecs pas connus, ça remplissait bien », observe Khojandi.
Entrent alors en scène deux personnages centraux dans la vie, artistique et personnelle, de Bun Hay Mean. Jamel Debbouze et Blanche Gardin. Petit costume sage agrémenté d’un joli nœud papillon, il frappe à la porte du Temple, l’ancien nom de l’Apollo Théâtre (Paris Xe). C’est là que répètent les jeunes espoirs du Jamel Comedy Club (JCC), qu’est en train de naître une forme de stand-up à la française.
Le producteur Kader Aoun ne le retient pas immédiatement dans la troupe — le talent est trop « vert », pas assez mûr — mais Bun se faufile dans les coulisses, joue en première partie des pensionnaires du JCC, en rencontre les premières vedettes, dont la future reine Blanche. Et se lie d’amitié avec le taulier, l’empereur Debbouze, touché par l’authenticité du trublion et son parcours cabossé.
C’est Jamel qui lui permet de prendre l’avion pour la première fois de sa vie, direction le Maroc où a lieu, en 2010, l’édition zéro du Marrakech du rire, une grande répétition générale, un an avant d’être diffusée sur M 6. Là-bas, pour les besoins d’un sketch, Bun Hay Mean est enfermé dans le coffre d’une voiture et reste de longues minutes en position inconfortable, caché du public. La métaphore saute aux yeux avec le recul. « Il voyait les autres avancer et lui trépignait un peu », glisse Alain Degois, alias Papy, le premier metteur en scène de Jamel, cheville ouvrière du JCC à l’époque.
Les années passent, les carrières des uns et des autres décollent. Celle de Bun fait un peu du surplace. Il voit les autres changer, se responsabiliser, devenir adultes. « À l’époque, on était tous très jeunes et très bêtes et très fous, compile l’humoriste Christine Berrou. Et finalement, il n’y a que Bun qui a réussi à garder au fil des années, et même après, cette authenticité de jeune homme. Nous, on s’est blindé, on a mis des armures, on a commencé à jouer des personnages, on a mis des masques… »

Une rupture, une dépression, puis un voyage de plusieurs mois en Asie — son premier — et voilà les cartes rebattues. « Il est revenu transformé, constate son collègue et ami Donel Jack’sman. Comme on dit dans Dragon Ball Z, dont Bun était fan, il est parti dans la Salle du temps. Je ne sais pas à qui il a parlé là-bas, quel esprit, quel dragon il a croisé, mais il s’est reconnecté à plein de choses, à ses racines, aux métissages de ses cultures. Il a changé son style, sa façon de voir le monde. »
« Pendant ce voyage, je me découvre, avouera l’intéressé. Je me rends compte a posteriori que ce n’était pas la France qui n’était pas prête pour moi. Mais moi, qui n’étais pas prêt pour moi. Je suis rentré en étant moi. »
L’envol se fait sur un bateau. Son premier spectacle est donné à la Nouvelle Seine (Paris Ve), une péniche-théâtre, au pied de Notre-Dame. Automne 2014. Le titre annonce la couleur : « La légende de Bun Hay Mean ». En première partie, il accueille une jeune consœur, une amie, une quasi-âme sœur, qui se reconstruit après un séjour à l’hôpital psychiatrique et apporte elle aussi les dernières touches à son premier seule en scène. Son nom : Blanche Gardin.
Les citations de Bun Hay Mean reproduites dans cette série d’articles sont extraites d’une interview parue dans Le Parisien en 2021, d’articles de presse du JDD, de Télérama, de l’Équipe et des podcasts suivants : « Ça va » de Konbini, « Pas glorieux » de Vérino, « Un bon moment » de Kyan Khojandi et Navo, « À bientôt de te revoir » de Sophie-Marie Larrouy et « Banh Mi » de Linda Nguon.
Les interviews de tous les autres artistes et personnalités ont été réalisées par nos soins du 10 au 18 juillet.