Épisode 2
Avant les JO et le Tour de France, la rue Lepic a longtemps sacré les pilotes... les plus lents
La rue Lepic attend le Tour Ép. 1/6





Le 21 juillet 2025 à 07h15, modifié le 26 juillet 2025 à 09h46

Lancés à bloc sur leurs vélos, ils n’auront pas le temps de les voir, même s’ils passeront trois fois devant. Dimanche, les coureurs du Tour de France croiseront les plaques commémoratives qui habillent les adresses de la rue Lepic, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, témoins des époques on ne peut plus riches que la voie a connues. Lieux de vie, ateliers d’artistes, sources inépuisables d’inspiration… Chaque mètre ou presque de cette voie mythique a quelque chose à raconter.
À l’époque où la butte Montmartre est encore un village, treize moulins animent la vie économique de la future rue Lepic, encore difficile d’accès en raison de sa pente. « La rue apparaît sous Louis XVI, à la fin du XVIIIe siècle. Après le premier tronçon, la pente devenait vite impraticable. On ne pouvait pas atteindre les moulins ! » raconte Jean-Manuel Gabert, président de la société du Vieux Montmartre.
Un coude est alors tracé pour contourner le versant trop escarpé, permettant enfin d’y accéder… jusqu’à ce que des éboulis de carrière de gypse rendent la voie impraticable. « Napoléon en ordonne la reconstruction, le tracé est solidifié et, au début du XIXe siècle, il prend sa forme actuelle », poursuit l’historien.
D’abord nommé « Chemin Neuf », puis « rue de l’Empereur », le tracé devient « rue Lepic » en 1864, en hommage au général de Napoléon, héros de la bataille d’Eylau, remportée contre les Russes en 1807.

Et ensuite ? « Tout simplement, la rue Lepic va porter toute l’histoire montmartroise », sourit le président de la société du Vieux Montmartre. « Cette rue, c’est l’épine dorsale de Montmartre. Par ses adresses, elle porte tous ses éléments symboliques. » Sur ses 755 mètres ― une immensité par rapport aux autres voies du quartier ―, la rue concentre la richesse, la folie et le bouillonnement artistique qui anime Montmartre depuis le XIXe siècle.

Très active, d’abord au rythme des ânes qui transportent la farine et de celui de ses commerçants, la rue devient rapidement un lieu de fête. Quand, pendant la première moitié du XIXe siècle, Montmartre est coupé en deux par le mur des Fermiers généraux, qui permettait de percevoir un impôt, un fossé se creuse.
« En bas de l’actuel boulevard de Clichy, la vie devient très chère. Alors la butte se retrouve hors les murs, et des hordes de Parisiens viennent le dimanche pour manger à bon prix, fêter… Littéralement, on saute la barrière », poursuit Jean-Manuel Gabert.

La légende de Montmartre et de la rue Lepic connaît ses prémices. Derrière ses lunettes rectangulaires et son bouc, Jean-Manuel Gabert n’hésite guère quand il faut trouver un premier tournant dans l’histoire de la voie. « En 1876, Renoir peint Le bal du Moulin de la Galette. Il y raconte ce qui existe depuis des années chaque dimanche rue Lepic : la danse, les bavardages, la boisson… Après ça, tous les artistes s’y sont retrouvés. C’était parti pour le mythe ! »
Dans les années qui suivent, la rue devient un vrai aimant artistique. Peintres, romanciers, écrivains, chanteurs, poètes… Lepic a vu passer du très beau monde. En 1886, Vincent van Gogh vient vivre dans l’appartement de son frère Théo, au numéro 54. « Il rencontrera les impressionnistes et les premiers postimpressionnistes dont certains pointillistes. La rue Lepic va transformer sa peinture », explique notre guide. Et le peintre néerlandais ne s’empêchera pas de peindre une série consacrée à Montmartre, dont plusieurs toiles depuis sa chambre.

Forte de cette atmosphère florissante, la rue Lepic inspire toujours plus. Avant Van Gogh, Jean-Baptiste Clément y avait composé son « Temps des cerises ». C’était avant que Louis-Ferdinand Céline n’écrive plus tard son « Voyage au bout de la nuit » au numéro 98. « La rue aura porté le Céline génial, avant qu’il ne devienne l’autre Céline », résume Jean-Manuel Gabert. Lui-même riverain, Pierre Jacob composera le sobre « Rue Lepic », une ode à la rue, chantée par Yves Montand dans les années 1950.
Bercée au bruit de son marché et ses adresses commerçantes, Lepic devient un point d’ancrage et le repaire de Jacques Prévert, qui a ses habitudes au Lux Bar. Tout en haut de la rue, Michel Sardou, la vingtaine, chauffe sa voix en tant que serveur dans le cabaret de ses parents. « On ne peut guère s’étonner de la mythification de la rue quand on voit tout ce qui s’est créé ici », analyse Jean-Manuel Gabert.

Entre-temps, Lepic accueille ses premiers tournages. Dès 1915, Pierre Feuillade s’en sert de décor pour ses « Vampires ». 40 ans plus tard, Bourvil et Jean Gabin terminent leur « Traversée de Paris » devant une boucherie de la rue. C’était avant le raz de marée du « Fabuleux destin d’Amélie Poulain » de Jean-Pierre Jeunet, où le Café des Deux Moulins occupe une place centrale. « Certains s’étaient plaints que Jeunet ait créé du surtourisme rue Lepic. Mais si on réfléchit comme ça, il fallait mettre Renoir en prison ! » commente Jean-Manuel Gabert.
« Les références à la rue sont presque infinies. On peut même en trouver dans des films américains obscurs. Lepic, c’est le Paris + + ! On est dans le Paris village aussi. Et cette fameuse montée est tout aussi mythique. On voit des scènes où c’est difficile de la grimper », explique Isabelle Champion, consultante en histoire du cinéma.
« Elle propose de la dramaturgie et se prête facilement à la course-poursuite. On peut y développer une vraie action », ajoute Sophie Cazes, déléguée générale de la Mission cinéma de la Ville de Paris.
Encore aujourd’hui, la rue continue d’inspirer. Depuis 2017, une trentaine de longs-métrages, publicités, séries ou clips y ont été tournés. « Elle s’implante dans un quartier qui est de base très prisé pour les tournages et elle attire toujours », poursuit Sophie Cazes.
Le dernier tournage en date a d’ailleurs mis en scène Julian Alaphilippe, le coureur français de l’équipe Tudor, déjà sur les pavés de Lepic lors des Jeux. De quoi doucement mettre l’eau à la bouche au public et au peloton. Qui sait ? Le vainqueur de l’étape aura peut-être l’honneur d’avoir lui aussi une plaque à son nom.