« On a l’impression de ne plus exister » : des petits patrons solidaires du mouvement « Bloquons tout »
Souvent à contre-courant de leurs fédérations ou syndicats, des petits commerces, artisans ou indépendants apportent leur soutien à la contestation du 10 septembre. Comme à La Destrousse, une petite commune des Bouches-du-Rhône.

Comme un sentiment d’étranglement. Depuis treize ans qu’elle a monté avec sa grande sœur Élodie, sa « petite entreprise de bien-être », La mémoire de l’eau, un SPA qui propose également toute une gamme de soins, Alicia Biggi, 34 ans, parle d’un étau qui se resserre lentement mais sûrement. « On est coincées entre des charges toujours plus lourdes, une fiscalité punitive et une accumulation de réglementations, confie-t-elle. On ne s’en sort plus. »
Installées dans la petite commune de 4 000 habitants de La Destrousse, au creux de la vallée du Merlançon, dans les Bouches-du-Rhône, les deux sœurs ne manquent pourtant pas d’activité. « Mais malgré tous nos efforts, et une clientèle fidèle, on n’arrive même plus à se rémunérer au niveau du Smic, reprend Alicia. On a l’impression de ne plus exister. Pour espérer être encore un peu entendue des autorités, il ne reste que la contestation. »
Incitation à payer à cash « ou par chèque »
La cheffe d’entreprise se dit donc solidaire du mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre, « tant qu’on ne prône pas la violence ». Des slogans, entendus tous ces derniers jours dans de nombreuses assemblées générales tenues pour préparer la journée, laissent pourtant craindre le contraire. « Les gens sont très en colère, argumente-t-elle. Un sentiment que beaucoup partagent ici, y compris chez les petits chefs d’entreprise, les indépendants ou les commerçants, tous ceux qui n’ont pas forcément les moyens de faire le dos rond en espérant des jours meilleurs. » Alicia compte manifester à sa manière, en incitant ses clients à payer en cash, « ou par chèque, pour pas qu’on nous accuse de vouloir faire du black ».
À quelques rues de là, Philippe Vona, 54 ans, tient depuis 16 ans le bar-tabac Le Carré d’as. Sa colère, il l’assume, la revendique même, d’emblée : « Je ne vais pas raconter de salades, tout le monde en a marre de ces gouvernements successifs, ils n’ont aucune idée de ce qu’on endure depuis des années, on ne fait que payer, payer et payer encore. » Boycotter la carte bleue pour pointer du doigt les frais bancaires et autres commissions ? « A quoi ça sert, répond-il désabusé. J’en ai parlé avec des clients de mon bar pas plus tard qu’hier (lundi), ils m’ont répondu que le distributeur était trop loin pour retirer du liquide, et que dans ce cas-là, ils iront ailleurs. Que voulez-vous que je fasse ? »
« Je ne vais pas risquer de perdre un œil pour rien »
Manifester ? En 2018, Philippe a fait le piquet sur des ronds-points des environs pour participer au mouvement des Gilets jaunes. « Là aussi, qu’est-ce qu’on a récolté, interroge-t-il ? Des balles en caoutchouc qui ont éborgné des jeunes. Je ne vais pas risquer de perdre un œil pour rien. Mais je comprends ceux qui ont envie d’exprimer eux aussi leur colère. »
D’autres commerçants estiment que le mécontentement peut encore passer par les urnes. Philippe Tachdjian, 61 ans, tient un salon de coiffure dans la commune voisine, Auriol, à 5 minutes en voiture de La Destrousse. Cet Arménien d’origine a en son temps voté pour Jean-Marie Le Pen. Puis sa fille Marine, et aujourd’hui Jordan Bardella. « Seul le Rassemblement national (RN) défend encore la valeur travail, justifie-t-il. Alors qu’elle est complètement galvaudée à l’école, et même dans la société en général. C’est pourtant à travers elle que ma famille s’est intégrée. »
Philippe fustige le manque de soutien aux entreprises : « Quand j’ai ouvert mon salon, il y a 33 ans, si on travaillait dur, on avait encore la possibilité de faire du chiffre d’affaires et de la marge. Quand on fait sept de bénéfices, on récoltait quatre. C’est ce qui m’a permis d’avoir jusqu’à six employés au cours de ma carrière. Aujourd’hui, si on fait péniblement trois, on récolte à peine un. Des miettes… »
Philippe se dit donc lui aussi « totalement solidaire » du mouvement du 10 septembre. « Je n’irai pas manifester ou bloquer quoi que ce soit car ce n’est pas ma nature, précise-t-il néanmoins. Mais je comprends ceux qui en sont à l’initiative. Et je les soutiens. On va vers des lendemains qui ne vont plus chanter du tout. Des Bloquons tout ne feront que se multiplier. »





