« Rendre visibles des dysfonctionnements » : le théâtre, nouvelle arme pour résoudre les conflits au boulot

Recueillir des témoignages de salariés, en faire un script, puis le jouer sur scène avec des comédiens… Depuis six ans, Ludovic Sabatier, fondateur d’Autrement Formations, utilise l’art dramatique pour enseigner les rudiments de la communication bienveillante aux entreprises.

Ludovic Sabatier, fondateur d’Autrement Formations (à dr.), donne ses consignes et surtout ses conseils aux salariés pour mieux communiquer. LP/Emma Poesy
Ludovic Sabatier, fondateur d’Autrement Formations (à dr.), donne ses consignes et surtout ses conseils aux salariés pour mieux communiquer. LP/Emma Poesy

Il est presque dix heures, et la petite bande d’une trentaine de quadragénaires pénètre dans une des salles du théâtre Paris-Villette (XIXe). Une fois n’est pas coutume, cette représentation-là se fait à huis clos et durera toute la journée.

« Notre objectif, c’est de rendre visibles des dysfonctionnements, voire des conflits, que vous avez traversés et d’y trouver une solution tous ensemble », explique alors, sourire aux lèvres, Ludovic Sabatier, fondateur d’Autrement Formations et instigateur de la journée face à ce parterre de cadres du privé.

Le quinquagénaire laisse la place à une troupe de véritables comédiens, qui se lancent dans l’interprétation d’une pièce singulière : ni Molière, ni Racine, mais des saynètes imaginées à partir de témoignages des salariés de cette entreprise parisienne.

« Comment il m’a parlé, là ? »

Sur scène, on fait mine d’envoyer des mails assassins à son collègue de bureau (« merci de t’occuper de… », « il aurait été élégant de ta part de… »), on égrène les formules passives agressives les plus usitées en open space et on mime ces échanges faussement feutrés entre collaborateurs qui peuvent, parfois, monter dans les tours (« non mais je rêve, comment il m’a parlé, là ? »). Rires gênés et applaudissement des portraiturés dans la salle, qui se reconnaissent volontiers dans certaines situations.

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Depuis le fauteuil de spectateur, les saynètes paraissent un brin absurdes, et c’est là tout l’objectif. « C’est une manière de faire prendre conscience à chacun que les sujets liés à la communication ont de vraies conséquences négatives sur les collaborateurs et les clients », soutient Antoine, le président de l’entreprise, à l’origine de cette journée de formation.

Et le savoir-être, ça compte ! En 2023, l’institut de sondage OpinionWay estimait que deux tiers des salariés étaient confrontés à la conflictualité au travail… et que ces conflits les occupaient en moyenne trois heures par semaine, soit plus de vingt jours par an, pour un préjudice total estimé à 152 milliards d’euros par an pour les entreprises françaises.

Déjà plus de 6 000 salariés formés

Comment le théâtre pourrait-il venir à bout des tensions du quotidien ? La méthode, intitulée « théâtre-forum », est née dans l’esprit du dramaturge brésilien Augusto Boal. « Contrairement aux pièces traditionnelles, le forum est interactif, explique Ludovic Sabatier. Cela permet de créer de la discussion autour d’une thématique. Dans le cadre particulier de l’entreprise, cela aide les salariés à remettre de la distance et du factuel dans les conflits qu’ils ont vécus. »



Depuis six ans qu’il exerce ce métier atypique, Ludovic Sabatier, marseillais d’origine, a déjà formé plus de 6 000 salariés. Souvent des cadres, comme c’est le cas aujourd’hui, mais aussi des moins hauts dans la hiérarchie.

Si la formation est un peu courte pour appréhender véritablement la communication bienveillante, elle a le mérite d’offrir à chacun un moment pour réfléchir sur sa manière d’être. « C’est complémentaire avec d’autres choses, estime encore Antoine. Mais ça montre par exemple ce que l’on attend d’un manageur, qui doit être bon techniquement tout en faisant preuve de savoir-être. »

De spectateur à metteur en scène

Dans la petite salle de spectacle, les salariés passent du statut (passif) de spectateur, à celui (actif) de metteur en scène, discutent ensemble des saynètes jouées par les comédiens et y proposent des ajouts susceptibles de dénouer des situations.

« On sent que ce personnage est bloqué dans la procédure, et qu’il ne laisse aucune marge de manœuvre à la personne en face de lui », observe un quinquagénaire après une séquence jouée. « Et c’est toi qui dis ça ! », lui rétorque depuis l’autre bout des gradins une autre, sarcastique. Rires dans la salle.



Perché sur un coin de la scène, Ludovic Sabatier explique : « Il n’y a pas que les paroles qui rendent une situation conflictuelle. Le corps parle, tout parle. On peut même dire bonjour de manière agressive. Sans compter que l’autre, face à vous, peut toujours interpréter une situation d’une manière qui vous échappe ».

Et, à propos des messages orageux que les collaborateurs peuvent s’adresser par mail : « Le virtuel, ce n’est pas de la communication, poursuit-il. On ne fait qu’y répondre au sous-entendu que l’on a entendu… »

Frédéric, un salarié qui se reconnaît dans les situations jouées — et tout particulièrement dans les échanges de mails orageux — observe : « Au fond, ce que tout ça nous montre, c’est qu’on a tous besoin de se sentir considérés dans notre boulot… »